Emile Grosjean-Maupin, le lexicologue de l’espéranto
Article mis en ligne le 1er juillet 2020 par historialduternois
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Charles Henri Emile Grosjean naît le 19 février 1863 à Nancy, dans un milieu aisé, passionné d’art. Ses grands-pères, Paul Grosjean et Charles Maupin sont respectivement caissier de banque et marchand mercier. Son père Jean, homme à la physionomie d’artiste, portant un grand chapeau de feutre noir et un vaste manteau, tient une librairie au 20 de la rue Héré, où il accueille nombre d’amateurs de vieux livres et d’estampes. C’est un homme à l’esprit indépendant avec qui chacun peut engager des conversations érudites.

Originaires de Genève, les Grosjean sont liés à l’histoire de la République de Genève : citoyens et bourgeois de cet état indépendant, ils ont occupé de hautes fonctions administratives ou financières (secrétaire du tribunal d’audience, orfèvre ou banquier).

Emile Grosjean et son frère, Henri, né en 1875, ajoutent à leur patronyme, celui de leur mère, née Maupin. Henri s’établit à Paris comme marchand expert spécialisé dans les beaux dessins et estampes de maîtres. Dans les années 1830, leur arrière-grand-père paternel, Jean Blau, fut inspecteur de l’académie de Nancy.

Emile Grosjean-Maupin passe son enfance et sa jeunesse à Nancy, une ville devenue frontière après l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par l’Allemagne en 1871, et qui accueille des réfugiés pour la plupart commerçants, industriels ou artistes.

Le défenseur d’un enseignement artistique populaire

En 1884, il intègre l’Ecole Normale Supérieure et en sort agrégé de grammaire en 1887. Cette même année, il enseigne en Corrèze, au Lycée de Tulle. Entre 1888 et 1889, il se voit confier par le ministère de l’Instruction publique, une mission d’études en Allemagne. A son retour, il est nommé dans la Loire, au lycée de Roanne. En 1890, il s’installe définitivement à Paris : jusqu’en 1894, il enseigne à l’Ecole Alsacienne, qui accueille des familles d’Alsaciens et de Lorrains ayant quitté leurs provinces, annexées par l’Allemagne. Laïque dès 1874, bien avant les lois de Jules Ferry, l’Ecole Alsacienne propose de nouvelles pratiques pédagogiques pour l’épanouissement des élèves, par la mise en place d’enseignements nouveaux, comme les langues étrangères, le sport, l’éducation artistique, mais aussi par le développement d’excursions instructives qui mettent les élèves au contact des musées.

Entre 1894 et 1897, Emile Grosjean donne des cours à l’Ecole des Beaux Arts, puis à l’école municipale supérieure Turgot où le directeur le charge d’un cours nouvellement créé : l’éducation artistique. Lors de la distribution des prix de 1898, Emile Grosjean explique que ce cours doit être “cette éducation, qui ne se confond point avec les cours habituels d’histoire de l’art et qui ne cherche point à accumuler dans le cerveau de l’élève des noms, des faits et des dates qui resteront inertes dans sa mémoire comme des cadavres dans un tombeau, mais bien à faire travailler son esprit, à éveiller son activité et son jugement personnel en le mettant en contact avec les ouvriers mêmes et en lui enseignant à les analyser”.

Très attaché à démocratiser l’accès à l’art, il organise des sorties à caractère culturel pour sensibiliser les enfants aux arts et ainsi les inviter à fréquenter des lieux artistiques à l’âge adulte. La ville de Paris lui octroie une subvention pour ses conférences-visites dans les musées organisées pour les élèves de l’école Turgot. Il devient vice-président du cercle populaire des Amis de l’enseignement laïc, et multiplie les conférences pour développer l’enseignement artistique populaire. L’une d’entre elles donnée à la Sorbonne en 1897, est publiée sous le titre “La peinture et l’éducation de l’oeil”.

Emile Grosjean fait partie de la commission supérieure des Beaux Arts à l’Exposition universelle de 1900, et publie dans le journal Le Matin, un guide pratique sur l’exposition centennale du Grand Palais, afin que les lecteurs profitent de cette rétrospective de l’art français au XIXème siècle. Pendant cette exposition, est présenté l’espéranto, langue construite dès 1887 par Louis-Lazare Zamenhof pour faciliter la communication entre tous ceux qui n’ont pas la même langue maternelle. Intéressé par cette nouvelle langue, Emile Grosjean rejoint dès 1906 un des groupes parisiens enseignant l’espéranto.

Un lexicologue reconnu, spécialiste de l’espéranto

Fort de sa formation de grammairien, Emile Grosjean se consacre à l’étude de cette langue, et fixe sa doctrine grammaticale. De 1908 à 1921, il collabore à la revue France Esperantisto dans une rubrique “Notes pédagogiques” où il répond aux demandes d’explications des lecteurs sur les règles grammaticales. Il publie un dictionnaire Espéranto-Français (1910) puis Français-Espéranto (1913). Après 20 ans de recherches, il élabore “Le Plena Vortaro de Esperanto”, le premier dictionnaire complet entièrement écrit en espéranto, établit la liste des mots officiels et condense l’essentiel de cette langue dans “L’Oficiala Klasika Libro”. L’Académie d’Esperanto alors dénommée Comité Linguistique le nomme au poste de directeur de la section pour l’étude de la langue commune. Le poète Kàlmàn Kalocsay dresse son portrait en vers, “Le ministre des mots” : “Il règne avec une force souveraine, il veille sur chaque mot, quant aux moutons le berger. Les mots sont sa distraction, sa passion, son sport”. Dans le “Dictionnaire de pédagogie” de Ferdinand Buisson de 1911, Emile Grosjean rédige l’article consacré à la langue universelle : “La nécessité d’une langue internationale résulte, avec une éclatante évidence, du développement merveilleux des moyens de transport et de communications, qui entraîne la communauté d’intérêts et d’idées, le besoin toujours croissant de coopération et d’entente entre tous les peuples… La barrière formée par la diversité des langues est aujourd’hui le principal obstacle au progrès de la science, du commerce et de la civilisation”.

Au service de l’inclusion sociale des aveugles

Emile Grosjean occupe diverses fonctions administratives, ayant trait à la gestion financière d’établissements médico-sociaux. A Saint-Maurice dans le Val-de-Marne où il réside, il est pendant 25 ans, receveur de l’asile national des convalescents, et de l’asile national Vacassy. Avant et pendant la guerre 14-18, il organise et assure le service financier de l’Institut national professionnel des invalides de la guerre. A Paris, durant 15 ans, il est régisseur pour l’établissement national de réformation morale pour jeunes filles. Le 26/02/1927, Emile Grosjean reçoit l’insigne de chevalier de la légion d’honneur, au titre du ministère du Travail. Il occupe la fonction de directeur de l’Institut national des Jeunes Aveugles à Paris, dont le fondateur, Valentin Haüy, a voulu faire de l’aveugle, “un citoyen, capable d’accéder par l’éducation, à la culture, à l’emploi et à la dignité”. Après avoir contribué à l’inclusion sociale et culturelle de générations d’enfants aveugles, Emile Grosjean prend sa retraite de directeur de l’Institut des Jeunes Aveugles en septembre 1930, et s’installe à Wavrans-sur-Ternoise, au Colombier, rue de Tangry.

Les dernières années de sa vie passées à Wavrans-sur-Ternoise

Le recensement de population de Wavrans-sur-Ternoise en 1931 indique qu’il résidait avec Roxane Labateux, née en 1908 à Paris, fille de Gaston Labateux, natif de Paris et de Marthe Fera-Fauquembergue, native d’Hernicourt. Emile Grosjean avait été témoin au mariage de ce couple célébré à Paris le 11/06/1908. Agé de 70 ans, il décède le 16/12/1933.

Il est inhumé à Hernicourt, aux côtés de Gaston Labateux, mort tragiquement en 1919 à Quimper, et de son frère, Paul Labateux, décédé en 1905 à Paris.

Le caveau où repose Emile Grosjean est longtemps resté à l’état d’abandon. Il a fait l’objet de travaux de rénovation en 2012, grâce à l’association Arras Esperanto. Le congrès 2012 de la Fédération Esperanto-Nord s’est tenu à l’école de Wavrans-sur-Ternoise et un hommage a été rendu à la mémoire d’Emile Grosjean-Maupin. Nicole Bécant, enseignante d’esperanto, a tenu un rôle important dans cette action de sauvegarde, et s’est occupée de l’excursion culturelle qui accompagne chaque congrès, en faisant découvrir l’église de Fiefs. L’espéranto n’est pas simplement une langue, il est l’un des moyens de promouvoir les cultures de différents pays.

En 1933, L’Abeille de la Ternoise a regretté la disparition d’Emile Grosjean-Maupin, “qui a toujours montré cette largeur d’idées, où se révélait l’humaniste et l’homme d’esprit”. Emile Grosjean a vu en l’espéranto, un projet d’émancipation humaine, qui, comme l’a rappelé le Manifeste de Prague lors du congrès mondial d’esperanto en 1996, est “destiné à permettre à chaque citoyen de participer individuellement à la communauté humaine, en conservant son profond enracinement dans son identité culturelle et linguistique propre, mais non limité par celui-ci”.

Paul-André Trollé

Version initiale parue dans L’Abeille de la Ternoise, du 02/07/2020

Pour citer cet article : Paul-André Trollé, « Emile Grosjean-Maupin, le lexicologue de l’espéranto », mis en ligne le 1er juillet 2020. URL : http://historialduternois.free.fr

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